Commentaire du chapitre XIX du Traité théologico-politique de Spinoza

Maison de Spinoza à Rijnsburg

Où l’on montre que le droit de régler les choses sacrées appartient entièrement au souverain et que, si nous voulons obéir à Dieu, le culte religieux extérieur doit se régler sur la paix de l’État.

Il s’agit pour Spinoza d’ajouter à ce qui a déjà été dit, à savoir que le domaine des dogmes religieux appartient aussi au souverain, que l’obéissance extérieure (les oeuvres et non la foi intérieure) à Dieu doit suivre les commandements de l’État, thèse déjà très audacieuse, une thèse complémentaire, tou aussi audacieuse. Son but est de mettre hors de portée de l’État ce qui relève de la pensée de chaque individu. Pourvu qu’il obéisse extérieurement à l’État, pourvu que les dogmes religieux soient soumis à l’État (et non à des prédicateurs, des prophètes…), alors l’individu aura tout loisir de penser son rapport au divin comme il l’entend.

J’ai coupé les parties du texte que je ne commente pas. J’indique par (…) quand un paragraphe est coupé ou supprimé.

p. 165 :

[1] Quand j’ai dit plus haut que les détenteurs du pouvoir avaient seuls le droit de tout régler, et que tout droit est suspendu à leur décret, je n’ai pas voulu entendre seulement le droit civil, mais aussi le droit sacré duquel ils doivent être également interprètes et défenseurs. (…) Nous verrons dans…

(Spinoza se réfère certainement au [14] du chapitre XVII, p. 115, où il dit que Moïse « ne donna à personne l’autorité, que lui-même avait eue, d’établir des lois et de les abroger, de décider de la guerre et de la paix, d’élire les administrateurs tant du temple que de la cité ». Après cela, bien qu’il ajoute que le pontife avait le droit d’interpréter les lois, Spinoza précise que ce ne sont que des réponses à des questions politico-religieuses, mais nullement des décrets qui dépendent du souverain seul. Droit civil, et droit sacré sont donc mis sur le même plan celui des lois décrétées par l’État : c’était sous-entendu dans la formule « ce n’est pas la raison pour laquelle il obéit, c’est l’obéissance qui fait le sujet » énoncée dans le chapitre XVII,[2] p. 99 : on n’obéit pas aux lois parce qu’elles nous agréent mais parce que nous devons nous y soumettre ; c’est cette condition seule qui fait que je suis sujet, membre de cette société)

p. 166 :

…la suite de ce chapitre que par cette méthode ils divisent l’État et cherchent un moyen de parvenir eux-mêmes au pouvoir.

[2] (…)

[3] (…)

(placer le domaine religieux au-dessus du domaine politique, c’est vouloir faire sécession et prendre le pouvoir en plaçant l’État sous l’autorité de la religion. Une autre méthode consiste à mettre en avant, au-dessus de tout autre chose, la morale, qui peut donc être mise sur le même plan que la religion. La morale est également source de séditions, du fait du fanatisme, de la certitude d’avoir raison, de ceux qui la mettent en avant dans les luttes politiques : c’est pourquoi Julien Freund n’accorde à la morale qu’une valeur régulatrice, liée aux fins dernières de l’activité politique — avant lui, Machiavel, Hobbes, et bien sûr Spinoza lui-même ont pensé de même. Si elle prend le dessus sur toute autre considération politique, la morale devient moyen de manipulation, comme la liberté, la dignité, etc. Julien Freund pensait ainsi que l’antiracisme peut être manipulé, comme toute idée généreuse et trop vague, tel le pacifisme qui a servi les buts de l’URSS entre 1979 et 1986, quand il y eut des manifestations contre l’installation des missiles américains Pershing en Allemagne de l’Ouest pour contrer les SS 20 soviétiques)

p. 167 :

…crois avoir suffisamment marqué au chapitre XIV ce que j’entends ici par règne de Dieu ; car nous y avons montré qu’accomplir la loi de Dieu, c’est pratiquer la justice et la charité suivant le commandement de Dieu, d’où suit que le règne de Dieu est établi où la justice et la charité ont force de droit et de commandement.

(ce n’est pas la première fois que Spinoza insiste sur ce point important : obéir à Dieu ne consiste pas à écouter des prophètes ou des dirigeants religieux, de sectes ou d’Églises officielles, mais seulement se conduire suivant la justice et la charité. Demeure la question de savoir ce qu’est exactement la justice : rendre à chacun ce qui lui revient demeure une définition abstraite qui manque de contenu : qu’est-il juste, d’écouter en priorité la femme enceinte qui veut avorter ou le foetus qu’elle porte ? Tel pays ne défend pas les mêmes valeurs qu’un autre, ici les droits de l’individu, là la vie, tous deux sacralisés comme l’on fait souvent quand on défend bec et ongles une valeur. Toute civilisation défend une certaine hiérarchie des valeurs, et la hiérarchie de l’une n’est pas celle d’une autre. Mais rêver d’une seule hiérarchie des valeurs, donc d’une seule civilisation sur terre, qui est toujours la sienne bien évidemment, n’est-ce pas simplifier abusivement la réalité humaine ?)

Et que Dieu enseigne et commande le vrai culte de la justice et de la charité par la lumière naturelle ou par la Révélation, cela ne fait à mes yeux aucune différence ; peu importe comment ce culte est révélé, pourvu qu’il ait le caractère de droit souverain et soit la loi suprême des hommes.

(en réalité, et Spinoza le sait, cela fait toute la différence entre lui et les puritains, calvinistes et autres théologiens, ou simples croyants, qui pensent qu’il y a de la différence entre ce que l’homme sait par Révélation – qui est un dogme chrétien essentiel : connaissance acquise directement de Dieu – et ce que l’homme sait par un effort intellectuel qui s’appuie sur la « lumière naturelle », i.e. la raison, le sens commun, le bon sens, et aussi la bonté naturelle. Que pour lui, cela ne fasse aucune différence est nécessaire puisque cela lui permet de dire qu’en obéissant au souverain appelé l’État on obéit à Dieu, à condition que l’État en question ordonne des lois qui vont dans le sens de l’utile commun, donc des lois qui reposent sur la justice et la charité : Spinoza estime que ce que l’individu peut trouver par lui-même en usant de sa raison équivaut à ce que les autorités ecclésiastiques voudraient imposer comme leur ayant été révélées par Dieu. Pour parler le langage de Louis Dumont, ce qui est acquis par Révélation ne peut être imposé que si la société est holiste, tandis que ce qui est acquis par lumière naturelle relève d’une société individualiste)

Si donc je montre maintenant que la justice et la charité ne peuvent acquérir force de droit et de commandement qu’en vertu du droit de régir l’État, on en conclura facilement (puisque le droit de régir l’État n’appartient qu’au souverain) que la religion n’acquiert force de droit que par le décret de ceux qui ont le droit de commander, et qu’ainsi le règne singulier de Dieu sur les hommes ne s’établit que par les détenteurs du pouvoir politique.

(Spinoza énonce ici une thèse pour le moins scandaleuse pour un défenseur de l’idée selon laquelle la religion passe avant la politique : Dieu passe par la souveraineté de l’État pour commander aux hommes – ce que l’Ancien Testament illustrerait, et que Spinoza a analysé tout au long du T.T.P.)

[4] Mais il est manifeste par les chapitres précédents que le culte de la justice et de la charité n’acquiert force de loi que du droit de celui qui

p. 168 :

commande ; nous avons montré en effet, au chapitre XVI, que, dans l’état naturel, la raison n’a pas plus de droit que l’appétit, et que ceux qui vivent suivant les lois de l’appétit, tout comme ceux qui vivent suivant les lois de la raison, ont droit à tout ce qui est en leur puissance. (…)

(si Spinoza relie justice et charité à la religion, il les relie aussi au renoncement par les individus à leur droit naturel : ce qui ne peut avoir lieu qu’avec la création de la figure de l’État – avec Moïse pour les Hébreux)

p. 169 :

…a été connu ce que sont la justice, l’injustice, l’équité, l’iniquité. 

[5] La justice donc et en général tous les enseignements de la raison vraie, par suite, aussi la charité envers le prochain, n’acquièrent force de droit et de commandement qu’en vertu du seul droit de régir l’État, c’est-à-dire (par ce que nous avons montré dans ce même chapitre) du seul décret de ceux qui ont le droit de commander. (…)

(Spinoza ne fait dépendre de l’État que ce qui relève des oeuvres, à savoir la justice, l’usage de la raison et ses fruits, la charité ; tout le reste est comme disqualifié, du moins mis en retrait, comme par exemple les dogmes chrétiens, telle la Trinité, qui date de 381, ou, très postérieurs à Spinoza, le dogme de l’Immaculée Conception – la mère de Jésus est exempte du péché originel – qui date de 1854, et le dogme de l’Infaillibilité pontificale – le pape ne peut se tromper sur « les vérités à croire ainsi que sur les commandements à observer, autrement dit, sur « la foi et les mœurs » » – source : Wikipédia – qui date de 1864 et complété en 1964 !)

(…)

[6] (…)

p. 170 : (…)

p. 171 : (…)

p. 172 :

…raison, je dis de la raison, parce qu’on ne connais- sait pas encore, par révélation, de religion universelle.

(depuis la page 168, il s’agit d’une récapitulation de ce qui est analysé dans les chapitres précédents, et qui vient démontrer, en s’appuyant sur les textes sacrés – quelle ruse, pourrait-on dire, s’il n’y avait aussi de la vérité dans la démonstration spinoziste – ce qui aurait dû paralyser la critique des théologiens. Mais comme chacun lit les textes sacrés selon ses propres penchants et caprices, ce ne fut pas le cas)

[7] Nous concluons de là absolument que la religion, qu’elle soit révélée par la lumière naturelle ou par la prophétique, n’acquiert force de commandement qu’en vertu du décret de ceux qui ont le droit de commander dans l’État, et que Dieu n’a pas de règne singulier parmi les hommes, sinon par ceux qui sont les détenteurs du pouvoir dans l’État.

(remarque très importante : Spinoza met en garde contre l’idée que Dieu pourrait gouverner directement les hommes par décret divin. Il faut bien qu’il y ait un intermédiaire – vicarius – entre Lui et les hommes. Nous voilà presque dans l’antinomie du politique de Kant : l’homme est l’animal qui a besoin d’un maître, mais où trouver ce maître sinon parmi les hommes ; or, cet homme a lui-même besoin d’un maître » : donc, les hommes ne peuvent être commandés que par d’autres hommes, et toute tentative de faire reposer les lois sur la seule Révélation est douteuse par sa nature même, puisque c’est toujours un individu ou des individus qui se déclarent habilités à gouverner – ce qui reste évidemment un risque même pour un État distinct de toute religion : la solution parfaite est impossible à produire, d’où l’antinomie kantienne)

[8] Cela découle aussi de ce que nous avons dit au chapitre IV et se connaît plus clairement par là. Dans ce chapitre en effet nous avons montré que les décrets de Dieu enveloppent une vérité éternelle et nécessaire et qu’on ne peut concevoir Dieu comme un prince ou un législateur imposant des lois aux hommes.

(les décrets de Dieu ne sauraient aller contre la lumière naturelle, la raison et le bon sens : Castoriadis ironisait quelque peu quand il faisait remarquer qu’aucune religion n’a jamais demandé aux croyants de se priver de boire et de manger pendant des mois… Dans la même veine, on peut noter qu’il peut sembler que Dieu ait usé d’un langage différent selon qu’il s’adressait aux peuples primitifs, aux peuples de l’Antiquité, et aux peuples modernes, comme s’Il était un fin psychologue : on ne parle pas de la même façon aux enfants, aux fous et aux personnes sensés)

C’est pourquoi les enseignements divins révélés par la lumière naturelle ou la prophétique ne reçoivent pas de Dieu immédiatement force de commandement, mais, nécessairement, de ceux, ou par l’intermédiaire de ceux, qui ont le droit de commander et de décréter, et ainsi, sans leur intermédiaire, nous ne pouvons concevoir que Dieu règne sur les hommes et dirige les affaires humaines suivant la justice et l’équité.

(on a ici la conséquence la plus importante du raisonnement de Spinoza, déjà évoqué avec l’antinomie kantienne : les hommes ne peuvent jamais obéir directement à Dieu – il faudrait pour cela que chacun bénéficie de l’expérience unique – selon la tradition hébraïque – de Moïse, ce qui semble impensable. On dirait que Dieu ait Lui-même accepté l’idée de toujours passer par un vicaire – mot qui vient de vicarius, suppléant, remplaçant, en latin – pour s’adresser aux hommes, sauf à considérer avec Spinoza qu’il a placé directement dans l’esprit de chaque homme une lumière naturelle lui permettant de se guider sagement. Je vais m’arrêter sur une dernière remarque avant d’aller trop loin : un crime relève de l’erreur et n’est pas issu de la méchanceté, et l’erreur est une privation de connaissance : rejetant l’idée adamique selon laquelle Adam a été un homme pur et parfait, Spinoza estime que sa désobéissance est due à l’interdiction divine de goûter du fruit de l’arbre de la connaissance par imagination et passion, ce sans quoi l’homme ne serait pas ce qu’il est, à savoir un être qui a besoin d’un maître, ou de règles, ou de lois, ce qui revient au même)

(…)

p. 173 :

…la chance est la même pour le juste et l’injuste, le pur et l’impur, ce qui a amené beaucoup de gens qui croyaient que Dieu règne immédiatement sur les hommes et dirige en vue des hommes toute la nature, à douter de la providence divine.

(l’idée que Dieu règnerait directement sur les hommes, que Spinoza juge dévastatrice puisqu’elle peut conduire à l’athéisme, rejoint cette autre idée paradoxale, située au chapitre VI du T.T.P. : « la croyance aux miracles conduit à l’athéisme. » On notera que ce qui demeure encore du monothéisme chrétien, c’est la charité, ou amour du prochain, tandis que la croyance aux miracles, à la divinité du Christ et à d’autres dogmes a presque disparu et ne se rencontre que chez les chrétiens pratiquants.)

[9] Puis donc qu’il est établi, tant par l’expérience que par la raison, que le droit divin dépend du seul décret du souverain, il suit que le souverain en est aussi l’interprète. Nous allons voir en quel sens, car il est temps maintenant de montrer que le culte religieux extérieur et toutes les formes extérieures de la piété doivent, si nous voulons obéir à Dieu directement, se régler sur la paix de l’État. Cela démontré, nous connaîtrons facilement en quel sens le souverain est l’interprète de la religion et de la piété.

(Spinoza distingue toujours la foi intérieure des oeuvres extérieures. Seule l’intéresse ces dernières, et elles seules devraient intéresser l’État, puisque ce sont nos actions, et non nos pensées, qui doivent suivre les lois – rappel : nos pensées suivent notre liberté de penser, qui est un droit naturel inaliénable)

[10] Il est certain que la piété envers la patrie est la plus haute sorte de piété qu’un homme puisse montrer ; supprimez l’État en effet, rien de bon ne peut subsister ; nulle sûreté nulle part ; c’est le règne de la colère et de l’impiété dans la crainte universelle ; il suit de là qu’on ne peut montrer aucune piété envers le prochain, qui ne soit impie, si quelque dommage en est la conséquence pour l’État, et qu’au contraire il n’est pas d’action impie envers le prochain qui ne prenne un caractère pieux, si elle est accomplie pour la conservation de l’État. Par exemple il est pieux si quelqu’un s’attaque à moi et veut prendre ma tunique, de lui donner aussi mon manteau ; mais, où l’on juge que…

(sans État, les hommes retombent dans l’état de nature, où seul subsiste le droit naturel de chacun de faire ce qui lui plaît, et qui n’est ni bon ni mauvais, puisque le péché comme la loi n’existent pas encore)

p. 174 :

(…)

Cela étant, il en résulte que le salut du peuple est la loi suprême à laquelle doivent se rapporter toutes les lois tant humaines que divines. Or, comme c’est l’office du souverain seul de déterminer ce qu’exigent le salut de tout le peuple et la sécurité de l’État, et de commander ce qu’il a jugé nécessaire, c’est conséquemment aussi l’office du souverain de déterminer à quelles obligations pieuses chacun est tenu à l’égard du prochain c’est-à-dire suivant quelle règle chacun est tenu d’obéir à Dieu.

(idée empruntée à Hobbes avec lequel Spinoza est d’accord sur presque tout, sauf par exemple sur l’idée que « la loi de nature et morale est divine » – Hobbes, Le citoyen, chapitre IV – car Spinoza estime qu’avant l’instauration de l’état de droit l’état de nature n’est ni un bien ni un mal. C’est peut-être même une citation, à moins que la formule ne soit un topos au 17e siècle : « Les topoï sont des propositions exprimant une vérité générale. Ce sont des vérités premières admises par tout le monde, confirmées par la conscience et le sens commun » écrit Aristote. Hobbes écrit : « le salut du peuple doit être la loi suprême » – Le citoyen, Chapitre XIII)

[11] (…)

p. 175 :

…secours à quelqu’un au détriment d’un autre et encore bien moins au détriment de tout l’État ; nul, par suite, ne peut agir pieusement à l’égard du prochain suivant le commandement de Dieu, s’il ne règle la piété et la religion sur l’utilité publique. Or nul particulier ne peut savoir ce qui est d’utilité publique, sinon par les décrets du souverain à qui seul il appartient de traiter les affaires publiques ; donc nul ne peut pratiquer droitement la piété ni obéir à Dieu s’il n’obéit à tous les décrets du souverain.

(on voit par cette remarque que Spinoza se méfie de l’individu, qu’il soit simple particulier, théologien ou prophète. En effet, sans les règles édictées par le souverain, l’individu n’agit qu’à partir de son désir, de son imagination, de ses passions ; seul l’individu pensant, minoritaire, ne peut pas être un danger pour l’utilité publique : il faut que l’individu commence par suivre les lois politiques pour être à même de suivre ensuite les lois divines – ce qui n’est pas sans poser problème dans des types d’États inconnus de Spinoza, comme l’Allemagne hitlérienne et l’URSS, puisque la charité y imposait de désobéir dans certaines circonstances)

[12] (…)

(l’argument est simple : l’utilité collective primant sur l’utilité individuelle, le citoyen est tenu de dénoncer le criminel quoique lui soit ordonné d’aimer son prochain

(…)

p. 176 :

…montré au chapitre XVII, de plier la religion à leur seul État et de se séparer des autres nations ; aussi leur maxime fut-elle : « Aime ton prochain, aie en haine ton ennemi » ; quand ils eurent perdu leur État et eurent été conduits captifs à Babylone, Jérémie leur enseigna qu’ils eussent à veiller (aussi) au salut de cette cité dans laquelle ils avaient été conduits en captivité ; et quand le Christ les eut vus aller dispersés par toute la nature, il leur enseigna à agir pieusement à l’égard de tous les hommes absolument. Tout cela montre avec la dernière évidence que la religion a toujours été réglée sur l’utilité publique.

(plusieurs mitzvot stipulent que les obligations à l’égard d’un gentil – ou goy, plus simplement citoyen d’une autre nation – ne sont pas les mêmes que celles à l’égard d’un juif : exemples des mitzvot 13 à 15 : Aimer les autres Juifs  Lévitique 19,18 – ; Aimer les convertis  Deutéronome 10,19 – ; Ne pas haïr son prochain juif  Lévitique 19,17 – tiré du livre des commandements Sefer Hamitzvot leRambam, écrit par Moïse Maïmonide, philosophie, théologien, métaphysicien du 12e siècle. Autre exemple, qui concerne aussi les juifs eux-mêmes, ce passage du Deutéronome : « « Si ton frère, fils de ta mère, ou ton fils, ou ta fille, ou la femme qui repose sur ton sein, ou ton ami que tu aimes comme toi-même, t’incite secrètement en disant : Allons, et servons d’autres dieux ! – des dieux que ni toi ni tes pères n’avez connus, d’entre les dieux des peuples qui vous entourent, près de toi ou loin de toi, d’une extrémité de la terre à l’autre – tu n’y consentiras pas, et tu ne l’écouteras pas ; tu ne jetteras pas sur lui un regard de pitié, tu ne l’épargneras pas, et tu ne le couvriras pas. Mais tu le feras mourir ; ta main se lèvera la première sur lui pour le mettre à mort, et la main de tout le peuple ensuite ; tu le lapideras, et il mourra, parce qu’il a cherché à te détourner de l’Eternel, ton Dieu, qui t’a fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude » Ancien Testament, Deutéronome, 13, versets 6 à 10″. Spinoza « vante » cette haine des autres peuples, comme ayant été un ciment très fort pour la communauté des Hébreux)

[13] Si l’on demande de quel droit les disciples du Christ, c’est-à-dire de simples particuliers, pouvaient prêcher la religion, je réponds qu’ils l’ont fait du droit du pouvoir qu’ils avaient reçu du Christ contre les esprits impurs. Plus haut en effet, à la fin du chapitre XVI, j’ai averti expressément que tous sont tenus de rester fidèles même à un tyran, excepté celui à qui Dieu, par une révélation certaine, a promis contre le tyran un secours singulier. Personne donc ne peut s’autoriser de cet exemple, à moins qu’il n’ait le pouvoir de faire des miracles.

(Spinoza met à part Jésus parmi les prophètes juifs. Pour lui, le Christ a apporté la « vraie » révélation, car elle est exempte de ce que Kant appelait « religion cultuelle », réduite aux pratiques rituelles, au-dessus de laquelle Kant plaçait la « religion morale », celle des oeuvres de charité. Spinoza pense de même. Les disciples de Jésus sont donc un cas particulier puisque ce qu’ils demandent qu’on suive préfigure ce que demande la lumière naturelle et ce que demandera l’État. C’est poursquoi Spinoza dit que c’est à Jésus que Dieu s’est le mieux révélé : « la sagesse de Dieu, j’entends une sagesse plus qu’humaine, s’est revêtue de notre nature dans la personne de Jésus-Christ, et que Jésus-Christ a été la voie du salut » – T.T.P., ch. I, De la prophétie, § 18)

(…)

p. 177 : (…) 

[14] (…)

p. 178 : (…)

p. 179 :

[15] (…)

[16] Non seulement cela est vrai (comme nous venons de le démontrer), mais on peut démontrer que cela est de première nécessité pour le maintien tant de la religion elle-même que de l’État ; tout le monde sait en effet quel prestige ont dans le peuple le droit et l’autorité de régler les choses sacrées, et comme il est suspendu à la parole de celui qui les détient ; on peut affirmer qu’avoir cette autorité, c’est régner sur les âmes. Si donc on veut la ravir au souverain, c’est qu’on veut diviser l’État et cette division ne peut manquer de faire naître, comme autrefois entre les rois et les pontifes des Hébreux, des discussions et des luttes impossibles à apaiser.

(Spinoza sait que les théologiens ont une grande autorité du fait qu’ils s’appuient sur le sacré – dont un Régis Debray, en 2012, regrette l’effacement en Occident, puisqu’il en vient à appeler de ses voeux la sacralisation de la nature : « peut-être la sacralisation de la nature, via l’angoisse écologique, donnera-t-elle son plus grand dénominateur commun aux peuples désunis de la planète. » (tiré de l’article donné dans l’hyperlien). Le sacré serait, selon lui, un pilier fondamental de toute société – j’ai évoqué sa figure dans un article précédent. Donc, si les théologiens opposent leur sacré divin au « sacré » terrestre du souverain, c’est pour le renverser ou, à tout le moins, engendrer des séditions, guerres civiles, révolutions…)

(…)

p. 180 :

…laissera-t-on à la décision du souverain si on lui refuse ce droit ? Ce n’est pas de la guerre ni de la paix qu’il pourra décider, ni d’aucune affaire quelconque, s’il est tenu d’attendre l’avis d’un autre et de savoir de lui si ce qu’il juge utile est pieux ou impie, légitime ou illégitime.

(je ne sais pas quels mots Spinoza emploie en latin : ce qui est certain c’est que le légal n’est pas le légitime. Si le premier renvoie stricto sensu à la loi édictée par le souverain, l’État, le second renvoie à la morale, voire à la religion. Et si le premier met tout le monde d’accord, ne serait-ce que par la puissance de l’État, le second entraîne désaccords, dissensions, conflits interminables, puisque la multitude, qu’il faut, avec Hobbes, distinguer du peuple, ne peut s’entendre avec exactitude sur ce qu’est la légitimité. Un exemple historique illustrera mon propos : la Constitution montagnarde de 1793 contenait l’article 35 qui créait un droit de résistance : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs« . On comprend aisément pourquoi cette constitution n’a jamais été appliquée : soit l’insurrection triomphe et elle n’a nul besoin d’un droit, soit elle est écrasée et le droit ne la fera pas triompher. Ce droit de résistance est en effet une absurdité issue de la morale la plus sotte)

[17] Des exemples de cet assujettissement se sont vus dans tous les siècles ; j’en donnerai un seul qui les remplacera tous. Parce que ce droit fut reconnu sans réserve au pontife romain, il entreprit de mettre peu à peu tous les rois sous sa domination, jusqu’à ce qu’il se fût élevé au faîte suprême du pouvoir ; et tout ce qu’ont tenté plus tard les monarques, particulièrement les empereurs germaniques, pour diminuer si peu que ce fût son autorité, n’a abouti à rien, au contraire a eu pour effet de l’augmenter encore. Et cependant ce que nul monarque n’avait pu faire ni par le fer, ni par le feu, des ecclésiastiques l’ont fait avec la plume seule, ce qui suffit à faire connaître la force et la puissance de l’autorité en matière religieuse et à montrer en même temps combien il est nécessaire que le souverain la garde pour lui.

(il se peut que Spinoza ait songé à Frédéric II Hohenstaufen (1194-1250), qui a passé onze années de sa vie d’empereur à être en guerre avec la papauté. C’était un empereur éclairé, accueillant à sa cour des savants chrétiens, juifs, musulmans. Ernest Kantorowicz lui a consacré un grand livre en 1927, Frédéric II, édité chez Gallimard en 1987. Son autre livre, encore plus connu, Les deux corps du roi, est une contribution majeure à la compréhension de l’émergence de l’État moderne. En voici deux extraits, cités p.794 et p.811, qui montrent à quel point Spinoza avait une parfaite compréhension du problème : « Poussé par la foi, nous devons croire en une seule Sainte Église catholique (…) qui représente un seul corps mystique, dont la tête est le Christ, et la tête du Christ est Dieu. » (Bulle Unam Sanctam du pape Boniface VIII, 1302 – je souligne) et : »Tout comme le corps physique se développe à partir de l’embryon régi par une seule tête, ainsi du peuple sort le royaume, qui existe comme corpus mysticum gouverné par un seul homme qui est la tête » (De laudibus legum Angliae, Sir John Fortescue, jurisconsulte, 1394-1479 – je souligne. Il fallait passer du premier corps mystique au second, et Spinoza y a grandement contribué, après Machiavel et Hobbes.

Mon exemplaire du livre de Kantorowicz contenant ses deux grandes oeuvres (L’empereur Frédéric II et Les deux corps du roi)

[18] Si nous voulons nous rappeler les observations faites dans le chapitre précédent, nous verrons que la religion même et la piété y trouvent un grand avantage ; nous avons observé que les prophètes eux-mêmes, bien que doués d’une vertu divine, ne purent, parce qu’ils étaient de simples particuliers, avec leur liberté d’avertir, d’invectiver,…

p. 181 :

de jeter l’opprobre, corriger les hommes mais les ont plutôt irrités, alors que ces mêmes hommes, avertis et châtiés par les rois, étaient faciles à fléchir.

(comme je l’ai déjà signalé dans mon commentaire précédent, les prophètes ont eu une action dissolvante sur le peuple et sur son rapport au souverain, tels des individus mus par leur désir, leur imagination et leurs passions)

(…)

[19] On me posera peut-être cette question : qui donc, si ceux qui ont le pouvoir dans l’État veulent être impies, sera en droit de défendre la piété ? Faudra-t-il même alors tenir le souverain pour interprète de la religion ? Et moi je demande en retour : et si les ecclésiastiques (qui sont des hommes après tout et de simples particuliers, n’ayant à prendre soin que de leurs propres affaires) ou d’autres à qui l’on veut qu’appartienne le droit de régler les choses sacrées, veulent être impies ? Devra-t-on même alors les tenir pour interprètes de la religion ? Il est bien certain que si les hommes qui gouvernent l’État veulent suivre la voie qui flatte leurs passions, qu’ils aient ou n’aient pas de droit sur les choses sacrées, toutes choses, tant sacrées que profanes iront mal ; la ruine de l’État sera encore beaucoup plus rapide si des particuliers revendiquent séditieusement le droit de Dieu. Refuser ce droit au gouvernement n’avance donc absolument à rien ; au contraire le mal s’en trouve accru ; car par cela même (comme autrefois…

(que ce soit les hommes d’État ou les hommes d’église, vouloir régler les choses sacrées conduit à « la ruine de l’État « . Cela vient du fait que nous avons affaire à des individus qui se conduisent nécessairement, puisque le souverain est contesté, comme dans l’état de nature. Comme souvent chez Spinoza, la sédition vient de l’individu, conduit par son désir, son imagination, ses passions)

p. 182 :

(…)

Que nous ayons donc égard à la vérité ou à la sécurité de l’État, ou enfin à l’intérêt de la religion, nous sommes obligés d’admettre que le droit même divin, c’est-à-dire relatif aux choses sacrées, dépend absolument du décret du souverain et qu’il en est l’interprète et le défenseur. D’où suit que les vrais ministres de la parole de Dieu sont ceux qui enseignent la piété en reconnaissant l’autorité du souverain et en se conformant au décret par lequel il l’a réglée sur l’utilité publique.

(de même que les individus doivent renoncer à leur droit naturel au profit du souverain, les autorités ecclésiastiques doivent faire de même : ils seront considérés comme les »vrais ministres de la parole de Dieu » parce qu’ils suivent les préceptes de justice et de charité – édictés par le Christ comme étant ce qui importe le plus à Dieu – et laissent chacun penser ce qu’il veut des choses sacrées :l’individu est donc à considérer selon deux points de vue ; d’une part, il est dangereux tant qu’il ne renonce pas à son droit naturel sur toutes choses, par où il est tyrannique et violent ; d’autre part, il est le fondement de tout, puisque l’universel repose sur l’individuation, par où la pensée est rendue possible. Pour expliquer cette idée délicate, voici un extrait d’un texte d’Adorno : »comme le reconnurent ces philosophes si différents que sont Hegel et Schopenhauer, la loi du cours de l’univers se cache dans le principe d’individuation« .  Theodor Adorno, Minima moralia, Réflexions sur la vie mutilée, 1951, traduit chez Payot, 1980, §99, p. 144)

[20] Il nous reste à indiquer la cause pour laquelle dans un État chrétien les discussions ne cessent pas au sujet de ce droit, alors que les Hébreux n’ont jamais, que je sache, contesté à ce sujet. (…)

(bien que les séditions dans le peuple hébreu aient montré le danger qu’il y a à contester l’autorité du souverain au nom de la religion, les chrétiens ont commis la même erreur ; erreur que Spinoza va expliquer ci-dessous)

p. 183 :

Mais il suffit d’avoir égard au caractère initial de la religion chrétienne pour que la cause cherchée apparaisse très manifestement; la religion chrétienne n’a pas été primitivement enseignée par des rois, mais par des particuliers qui, contre la volonté du gouvernement dont ils étaient les sujets, s’accoutumèrent longtemps à se réunir en églises privées, à instituer et administrer les offices sacrés, à ordonner et décréter toutes choses sans tenir aucun compte de l’État. Quand, après beaucoup d’années, la religion commença d’être introduite dans l’État, les ecclésiastiques durent l’enseigner, telle qu’ils l’avaient réglée, aux empereurs eux-mêmes. Par là il fut aisé d’obtenir qu’on reconnût en eux des docteurs et des interprètes, et en outre des pasteurs de l’Église et presque des vicaires de Dieu ; et, pour que plus tard les rois chrétiens ne pussent s’emparer de cette autorité, les ecclésiastiques prirent de très habiles mesures de préservation, comme la prohibition du mariage pour les plus hauts ministres de l’Église et l’interprète suprême de la religion.

(on retrouve la face inquiétante de l’individu, quand il se dresse « contre la volonté du gouvernement ». Quand les « particuliers » cherchent à rivaliser avec l’État, les conflits ne tardent pas à dégénérer en violences : les guerres de religion en sont la preuve la plus évident. Spinoza et Hobbes ont eu tous deux sous les yeux le spectacle désolant de ces guerres intestines déclenchées au nom de points de vue contradictoires entre particuliers dans le domaine religieux, où il ne peut y avoir de consensus rationnel, sauf à limiter l’accord sur la justice et la charité, l’amour du prochain – pensé comme n’appartenant pas à ma religion. C’est ce qui explique que les USA fondèrent le premier État tolérant à l’égard des diverses confessions en 1776 : il y avait tant de sectes différentes en Amérique qu’il fallait qu’ils s’entendent rapidement pour éviter de s’entredéchirer)

À cela s’ajouta que les dogmes de la religion s’étaient tant accrus en nombre et confondus de telle sorte avec la philosophie que son suprême interprète devait être un philosophe et un théologien de premier ordre et s’appliquer à beaucoup d’inutiles spéculations, ce qui n’était possible qu’à des particuliers abondant en loisirs.

(cette dégénérescence du discours religieux et de ses dogmes a entraîne d’innombrables déviances qui alimentaient la sécession et augmentaient le risque de guerre civile. Si l’on suit Durkheim, qui, en bon sociologue, rapportait les faits religieux à des faits sociaux, la caractéristique première d’une religion est que ce qui est interdit fait l’objet d’une réprobation unanime et violente. Le concept de blasphème lui donne en partie raison…)

[21] Chez les Hébreux, il en était tout autrement : leur Église commença d’être en même…

p. 184 :

…temps que l’État, et Moïse, qui était le souverain de l’État, enseigna au peuple la religion, ordonna le ministère sacré et choisit ses ministres. Ainsi arriva-t-il que l’autorité royale s’imposa avec force dans le peuple et que les rois eurent sur les choses sacrées un droit très étendu. Bien qu’en effet, après la mort de Moïse, personne n’ait été absolument maître de l’État, encore le droit de rendre des décrets, tant à l’égard des choses sacrées qu’à tous autres, appartenait au chef (comme nous l’avons montré), en outre, pour s’instruire dans la religion et dans la piété, on n’était pas moins tenu de s’adresser au juge suprême plutôt qu’au pontife.

(Spinoza revient sur ce qui fait la force et la grandeur du règne de Moïse, peut-être parce qu’il fut le fondateur de l’identité juive et de sa religion. Ce qui conduit à un certain pessimisme : Martin Heidegger disait que seuls sont grands les commencements, et Charles Péguy affirmait que si tout commence en mystique, tout s’achève en politique…)

(…)

p. 185 :

(…)

[22] (…)

Quand j’ai dit plus haut qu’ils n’eurent pas, ainsi que Moïse, le droit d’élire le souverain pontife, de consulter Dieu directement, ni de condamner les prophètes qui, eux vivants, prophétisaient à leur sujet, je l’ai dit uniquement parce que les prophètes, en vertu de leur autorité, pouvaient élire un nouveau roi et absoudre le parricide ; ce n’est pas qu’ils pussent appeler en justice le roi s’il se per- mettait quelque chose contre les lois et l’attaquer en droit. Si donc il n’y avait pas eu des prophètes pouvant, grâce à une révélation singulière, absoudre en sûreté le parricide, les rois auraient eu un droit absolu sur toutes choses tant sacrées que civiles.

(ici encore, les prophètes font figure d’individualités, de particularités dangereuses qui ont tendance, par leurs discours et agissements, à alimenter le désordre dans le peuple en affaiblissant l’autorité du souverain. Les prophètes représentent bien ce qu’il y a de dangereux dans l’individualité quand elle se dresse contre l’État)

p. 186 :

Aujourd’hui donc les souverains ne trouvant plus de prophètes en face d’eux et n’étant plus obligés de les admettre (car ils ne sont pas tenus par les lois des Hébreux), ils ont ce droit absolu, bien qu’ils ne soient pas célibataires, et ils le garderont toujours pourvu qu’ils ne souffrent pas que les dogmes de la religion soient accrus en grand nombre et confondus avec les sciences.

(bonne nouvelle : les prophètes ont disparu, certainement grâce aux progrès de la rationalité, de la connaissance, de l’instruction du peuple… quoiqu’ils aient été depuis remplacés par des prophètes politiques qui ont pu conduire eux aussi à des massacres. La remarque finale est une attaque rationaliste contre les prétentions religieuses à défendre des thèses que les religieux voudraient faire passer pour des vérités, des connaissances démontrées et vérifiées, alors qu’il ne s’agit que de croyances, le plus souvent fondées sur des bases extrêmement fragiles comme le désir, le caprice d’individus, la coutume, l’imagination et les passions)

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